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La philosophie de la vie s'apprend dans les Bande Dessinées
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La philosophie de la vie s'apprend dans les Bande Dessinées
La philosophie de la vie s'apprend dans les Bande Dessinées
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7 septembre 2009

Interview 2

Par Benoît Peeters
Traduction : Corinne Quentin

Comment êtes-vous devenue mangaka ?
Petite, j’aimais les mangas pour les enfants et je les recopiais. Plus grande, j’ai recopié des mangas pour filles (shojo manga). Adulte, j’ai imité les mangas pour adultes et c’est peu à peu que mon propre dessin est devenu plus personnel. Depuis l’âge de 5 ans, j’avais le désir de devenir mangaka. Donc je ne faisais pas que recopier, j’arrangeais une histoire à ma façon et la dessinais. Par exemple, dans les journaux quotidiens sont insérés des prospectus publicitaires, dont le verso est blanc, j’en récupérais tant que je pouvais pour dessiner dessus. Je pouvais y passer des heures entières. Et j’avais vraiment des histoires en tête. Voilà comment je passais mon temps.

C’étaient surtout les mangas qui vous passionnaient, ou aussi les autres livres, les films, la télévision ?

Comme j’avais décidé que je serais auteure de manga, je n’avais pas idée de faire du cinéma ou de devenir romancière. En y repensant maintenant, si je me demande pourquoi, je me rends compte que c’est quelque chose que j’ai compris dès les classes primaires. J’étais douée en dessin et en rédaction. Pour le reste j’étais plutôt nulle. Et comme le texte associé au dessin, c’est justement la manga, je pense que c’était ce qui me convenait.

Et quels sont les mangakas qui vous ont le plus influencée ?
Tsumugi Taku était un auteur de manga pour filles. Au début j’aimais bien cet auteur. Mais la personne qui a vraiment changé ma vision de la manga c’est Okazaki Kyoko. C’est une dessinatrice de manga très connue. Okazaki Kyoko a écrit un livre intitulé Pink. Quand je l’ai lu pour la première fois, ça a été une vraie révolution pour moi. Et j’ai complètement changé ma façon de dessiner.
Habituellement, dans les revues de mangas pour filles, il faut se soumettre à toutes sortes de contraintes. Par exemple, il ne faut pas dessiner de scènes érotiques, pas de scènes avec des baisers ou du moins pas de baisers profonds. Ou encore il faut que les personnages de filles soient sages. Il y a tout un ensemble de choses à respecter et ça ne me convenait pas du tout. Et c’est justement alors que je me posais beaucoup de questions à ce sujet que j’ai découvert Okazaki Kyoko. Bien que ce soit une manga écrite par une femme, elle était libre. C’est grâce à elle que j’ai pu décider de faire moi aussi ce que j’avais envie de faire.

Pendant votre adolescence, vous lisiez aussi des mangas plus « maculins » ? Des auteurs comme Otomo, ou Tsuge ?
Pas quand j’étais au lycée. Je suis originaire de province, c’était la campagne et il n’y avait pas autant de livres qu’à Tokyo. C’est une fois à Tokyo que j’ai découvert l’existence de la revue Garo. A ce moment-là je n’ai pas lu Otomo Katsuhiro, mais Tsuge Yoshiharu et Hayashi Seiichi, que j’ai découverts à ce moment-là.

Tsuge, selon vous, c’est un auteur pour hommes ?
En réalité, non. Les hommes autant que les femmes peuvent lire un certain type de mangas. C’est ce que j’ai appris de Okazaki Kyoko. Et puis ensuite il y a eu Tsuge qui se situait dans le même monde. Tsuge est un homme, mais il peut être lu par les filles. Dans le contexte japonais, ce genre de choses est loin d’être évident.

Vos débuts professionnels coïncident avec la revue Garo ?
Oui, quand j’ai commencé mes études de dessin à Tokyo, j’ai passé beaucoup de temps à faire le tour des éditeurs pour proposer mes mangas. Et c’est la revue Garo qui m’a permis de me lancer. C’est donc une revue à laquelle je suis profondément attachée. Garo était la seule revue où rien n’était fixé d’avance. Le nombre de pages, le contenu, le style, tout était laissé à la liberté de l’auteur. Et c’est en expérimentant cette liberté que j’ai pu découvrir ce qui était mon goût personnel. Si j’avais débuté dans une maison d’édition plus directive, je pense que je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui.

Vos premières histoires avaient un côté très expérimental. Comment réagissaient les lecteurs ?
J’ai commencé  à publier dans Garo à 20 ans, mais la revue était lue par des personnes plus âgées. Comme j’étais une gamine qui débarquait là, on m’a un peu bousculée, on m’a critiquée, mais en même temps, de la part des jeunes de mon âge qui lisaient Garo, les réactions dans les enquêtes étaient plutôt bonnes. Beaucoup disaient qu’ils attendaient la prochaine histoire avec impatience et ça me faisait plaisir. Quand on me critiquait ça me blessait. Mais ça ne changeait pas ma détermination. Juste après mes débuts dans Garo une autre maison d’édition, Magazine House, qui publiait la revue Comic are m’a proposé de travailler. Et c’est dans Comic-Are qui n’existe plus maintenant que j’ai travaillé le plus. Là non plus on ne m’a pas donné de conseils mais du coup j’étais aussi très libre.

Et vous avez avez d’emblée adopté ce style très dépouillé, quasi minimaliste ?
Je ne sais pas moi-même d’où ça vient. Plutôt que de dessiner une manga, je travaille comme si je dessinais chaque case comme une illustration à part entière. C’est vers ça que ma façon de travailler a peu à peu évolué. C’est pour ça que pour moi une manga est d’abord une combinaison de plusieurs cases dessinées une à une. Pour moi il serait par exemple possible de ne garder qu’une seule case isolément pour en faire une affiche ou un T-shirt. Je travaille de plus en plus dans ce sens, pour que chaque dessin soit suffisamment fort pour être éventuellement isolé. C’est pourquoi le rapport du blanc et du noir, le contraste, j’y suis devenue de plus en plus sensible. Par exemple un visage au milieu du blanc s’il est décalé d’1 cm à droite ou à gauche ça ne va plus. La position de chaque élément est le résultat d’une mesure, d’une décision précise. Mais bien sûr, la page doit pouvoir elle aussi être vue comme un ensemble, comme une sorte d’affiche. Et tout autant la double page. Je veux que la vue d’ensemble soit équilibrée. Il n’y a donc pas que le dessin qui compte, mais aussi le rapport des noirs et des blancs, le positionnement du texte. Pour le texte aussi, un décalage ne serait-ce que d’1 cm change complètement l’effet d’une page. J’essaye donc de travailler en tenant compte de tout cela.

Effectivement, dans un livre comme Blue, certaines pages ne comportent que des textes, et pourtant leur logique reste clairement celle d’une bande dessinée.
Oui… Tout à l’heure j’ai parlé d’images isolées, presque comme des posters, mais en même temps la manga est quelque chose qui se lit selon un fil conducteur. C’est à l’intérieur de ce mouvement que les cases sans images sont quand même senties comme manga. À certains moments, le fait que le texte soit seul au milieu du blanc, sans dessin, donne une force particulière. Par exemple, le fait de décrire la tristesse au milieu d’un vide peut renforcer la sensation de tristesse.

Dans toutes vos histoires, vous semblez attacher beaucoup d’importance à ce qui est suggéré…
Je suis obsédée par l’entre-deux, tout ce qui est entre les lignes. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de vides, que les surfaces noires sont très grandes. Dans cet espace, s’expriment, j’espère, les sentiments qui ne peuvent pas être mis en mots. Mais il y a une part inconsciente dans mon travail et je ne peux pas complètement expliquer comment ça fonctionne.

Dans un récit comme Blue, la part autobiographique est-elle très importante ?
Quand j’étais lycéenne, j’avais déjà décidé d’écrire Blue. Et parmi les filles autour de moi, lycéennes comme moi, sans être lesbienne, il y en avait une que j’aimais particulièrement. Une amie intime. Mais à l’époque comme j’étais encore jeune, je ne savais pas ce qu’était ce sentiment envers cette amie si proche. Mais si d’autres amies s’en approchaient, je pouvais ressentir une forte jalousie et par moments j’en arrivais à me demander si ce n’était pas de l’amour. C’était une époque où je ressentais des sentiments complexes que j’essayais d’analyser. Et comme j’avais déjà l’intention de devenir auteur de manga, je m’étais promis que plus tard j’écrirais sur ces sentiments-là. C'est de là que vient Blue. Mais bien sûr le récit est accentué par rapport à mon expérience effectivement vécue. Parce que c’est une construction fictive aussi.

J’ai l’impression que tous vos récits sont nourris, sinon d’autobiographie au sens direct, au moins d’une observation très précise de ce qui vous entoure…

Pour le moment les lecteurs français ne connaissent sans doute que Blue mais j’ai publié environ sept livres, et dans tous ces livres j’ai le sentiment de n’avoir jamais écrit de mensonge. J’écris des histoires qui ne sont qu’en partie de la fiction. Dans les sentiments des personnages et dans les phrases du texte, j’écris ce que je pense. Dans les phrases, je mets ce que j’ai moi-même ressenti. Mais pour faire ressortir ces éléments dans le fil d’une histoire, je souligne, ou j’ajoute des éléments fictifs, des histoires inventées.

Blue a été adapté au cinéma, avec des acteurs. Pouvez-vous nous dire un mot de ce film ?

Concernant le film, quand je l’ai vu, pour être franche j’ai pensé qu’il s’agissait  de quelque chose de très différent du livre. Il y avait comme un lien de sang, comme entre deux cousins qui ont un vague air de famille. Mais cela dit, le fait qu’une autre personne s’intéresse au même sujet que moi ça m’a fait très plaisir. Je suis intervenue à quelques moments pendant la préparation du film. D’abord au moment de choisir les comédiennes pour les personnages principaux des deux filles, j’ai obtenu d’être présente : dans un film avec des acteurs, les visages prennent tout à coup une forme réelle et fixée, alors que dans la manga c’est plus flou. J’ai également donné mon avis pour la musique. Personnellement, pendant que je travaillais à l’écriture de Blue, j’écoutais toujours la même musique. Cette musique reste associée à l’album pour moi et je n’aurais pas aimé qu’une musique totalement différente accompagne le film. J’ai donc obtenu de pouvoir discuter aussi avec le musicien qui a travaillé au film, Otomo Yoshihide. Je lui ai demandé de prendre appui sur la musique folklorique des Andes. Je la mettais sans arrêt en travaillant et ce rythme à quatre temps - Don, Don, Don, Don - avait quelque chose d’un peu triste mais en même temps de très dynamique. Ça me semble coïncider parfaitement à cette profonde tristesse des adolescentes qui en même temps regorgent d’énergie pour tenter d’aller de l’avant.

Une chose qui m’a frappé dans Blue, c’est que non seulement les deux protagonistes se ressemblent, mais qu’en plus il y a comme un échange d’apparences entre elles, avec la scène de la coupe de cheveux, au milieu de l’album.
Je suis très contente que vous l’ayez remarqué. C’est exactement ce que je voulais faire. Il y a une expression japonaise, “ge-koku-jô” qui veut dire que celui qui se trouvait en bas se retrouve en haut et inversement ; c’est comme un coup de théâtre, un renversement des positions. Kirishima ressent tout d’abord beaucoup d’admiration pour Endo et cela la rend timide, tendue, mais au bout d’un moment elle dépasse Endo, elle devient plus forte qu’elle. J’avais envie de décrire ce processus initiatique d’admiration puis de dépassement.

Mais ce qui est frappant, c’est que vous suggérez ce renversement à travers quelques cases, des détails graphiques presque abstraits…
Ce que je voulais faire à l’époque, c’est une manga qui pourrait être relue plusieurs fois. Et donc ça me convenait qu’on ne comprenne pas tout dès la première lecture. Qu’il y ait une ambiguïté pour distinguer les personnages. Qu’après avoir regardé un certain nombre de fois on s’aperçoive que les cheveux ont poussé de quelques centimètres et qu’on se dise alors qu’un trimestre a dû s’écouler. La scène de la coupe de cheveux ne dure que quelques cases, mais elles sont chargées de plusieurs significations. Quand j’ai écrit Blue, j’avais 23 ans. Maintenant, j’en ai 32. à l’époque, je me permettais des constructions qui ne me viendraient plus à l’idée maintenant. C’était sans doute dû à ma jeunesse. Les idées étaient très libres, souples… Dans la scène de la coupe de cheveux, les mèches qui tombent sur le sol, j’ai l’impression que je ne pourrais plus faire ce genre de dessin maintenant.

Contrairement à la plupart des mangakas, vous travaillez seul, sans le moindre assistant…
Comme je prends ma vie quotidienne comme matière de mes histoires, que j’ai envie de mettre en images ce que je ressens, il n’est pas possible de produire beaucoup. Je ne pourrais donc pas assurer la subsistance d’assistants.  Et puis, mes histoires,je veux être la seule à les mener du début jusqu’à la fin. Je n’ai pas envie de faire appel à d’autres. Je sais que beaucoup d’auteurs délèguent les décors à des assistants, mais en ce qui me concerne les décors ne sont pas moins importants que le reste et je veux qu’ils soient dessinés exactement dans le même style. Je voudrais qu’un lecteur qui, après avoir lu plusieurs fois, commence à se lasser de relire l’histoire, puisse regarder les décors dans le détail et s’apercevoir par exemple que les chaussures qui étaient ici un peu plus tôt sont passées là et que c’est donc que le personnage est sorti entre-temps par exemple. Les décors deviennent ainsi des personnages centraux et donc il n’y a que moi qui puisse les dessiner.

Pouvez-vous évoquer votre façon de travailler ?
D’abord, ce sont des phrases qui me viennent en tête, dans le courant de ma vie personnelle. Par exemple, si j’ai un chagrin d’amour et que je pleure, des phrases me viennent à l’esprit et j’ai beau être vraiment déchirée et en larmes, je me dis que ça va pouvoir me servir. Alors, je note et puis je me remets à pleurer. Mais ces sentiments-là sont vraiment à l’état brut. Pour les mettre à profit dans l’histoire, je rajoute un peu de chair autour, je les intègre dans des événements. Et puis je réfléchis à la représentation du personnage en fonction de ce qu’elle fait. Est-ce qu’elle a plutôt les cheveux longs ou une mignonne coupe très courte ? Etc. Pendant une longue phase, je ne dessine pratiquement pas. Je me représente les personnages dans ma tête, mais sans les dessiner immédiatement. Et puis quand je me mets à dessiner, je recommence des dizaines de fois. Si le trait ne correspond pas exactement à ce que je veux obtenir, je peux recommencer et recommencer encore. Il peut m’arriver de passer quatre heures juste pour dessiner un profil.

Avez-vous l’impression de travailler plutôt pour un public féminin ?
Je ne pense pas tellement au lecteur. Au début on a pensé que j’écrivais pour les femmes, simplement parce que je suis une femme et que beaucoup de mes personnages sont des femmes. Mais ces derniers temps je sais que je suis aussi lue par des hommes et ça me fait plaisir. Ainsi je me sens dans le même monde que Tsuge Yoshiharu ou Okazaki Kyoko, je suis très heureuse de me compter parmi eux.

Pensez-vous que les mangas soient une forme idéale pour exprimer l’émotion, les subtilités psychologiques ?
Je ne me pose pas vraiment la question. Personnellement, je ne peux rien faire d’autre que les mangas. Pour moi les mangas sont donc le meilleur moyen d’expression des sentiments.  Mais je pense qu’il est naturel que pour certains ce soit le cinéma, pour d’autres la musique.
Les mangas ont sans doute leurs limites. Mais tout est dans le pari d’essayer de les repousser aussi loin que possible. J’ai envie d’aller toujours plus loin. Et même si je me heurte aux limites, je ne veux pas m’avouer vaincue. Je veux rester mangaka jusqu’au bout. Peut-être qu’un jour je ferai un album de 200 pages complètement noires avec juste à la fin : « au revoir ! portez-vous bien ! ». Vous pensez pas que ça ferait un beau livre ?

Tokyo, septembre 2004.

Pris ici : http://www.eesi.eu/site/spip.php?article316

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